Une petite plante parmi des millions d’autres, rencontrée sur une dune de Bretagne.
Quel processus a été déployé, de la plante à sa photographie ?
Voici une courte méditation autour de la photographie en général, de la vision du photographe et de son rapport au réel.
Un réel omniprésent mais caché, dont cette plante est (aussi) une empreinte.
Introduction
Cet article a pour but d’éclairer le lecteur, photographe débutant ou confirmé, sur le photographe, sur le monde et dans le rapport qu’ils entretiennent avec le réel – et ses multiples réalités.
Certains concepts ne seront pas définis ici, car ils sont supposés déjà compris du lecteur : par exemple « la lumière » (celle qui se voit en photographie), la « couleur », « un appareil photo » (smartphone, bridge, reflex).
D’autres concepts, bien qu’a-priori tout aussi évidents – comme celui de « sujet », de « photographe », et même de « photo », de « cadrage », seront pourtant interrogés dans cet article.
Car, c’est en défiant leur « vérité », qu’apparaîtra un autre éclairage, une explication originale de l’essence profonde de la photographie, en tant qu’action créative mais aussi comme outil de connaissance du monde.
Nous découvrirons alors pourquoi la photographie est un art majeur, qui dépasse le domaine du visible, qui fait du photographe un créateur de mondes et de ses photos les témoins vivants de ses actes.
Le sujet d’une photo
Une photo possède un sujet : c’est là une phrase qui semble évidente – vraie a-priori. Mais, l’analyse profonde de cette affirmation soulève plusieurs problèmes.
D’abord, celui du vocabulaire : le mot « possède » est-il juste ? Ne serait-il pas plus exact de dire qu’une photo « montre » un sujet ?
Car une photo présente visuellement son sujet au spectateur plutôt qu’elle n’en est la propriétaire. Une photo n’est la propriétaire de rien, sinon de sa seule existence comme photographie (on interrogera ce terme dans un autre article) : le sujet est réellement indépendant de sa photo, il continue son existence malgré sa « capture » (un mot si souvent employé en photographie) par l’appareil photo.
Le mot « capture » est lui-même totalement trompeur : aucun sujet n’a jamais été physiquement « aspiré » par le photographe et enfermé dans un boitier, ou dans un fichier, ou aplati sur une feuille de papier ! Pour s’en convaincre, il suffit de photographier un arbre, puis de le toucher, pour se rendre compte que l’arbre est toujours là devant soi, qu’il n’a pas perdu la moindre feuille sous l’effet du déclencheur de l’appareil photographique.
Parler de « capter » plutôt que « capturer », serait du coup plus représentatif de l’action du photographe.
Mais, capter quoi ?
Techniquement, l’appareil photo capte de la lumière, la lumière transmise par le sujet. Plus précisément, la lumière transmise par celui-ci à un moment précis – le moment entre le début et la fin de la prise de vue, – dans une direction précise – celle qui va du photographe à la partie du sujet qui est visible au photographe de l’endroit où il se trouve. Plus précisément encore, n’est captée qu’une partie de la lumière transmise – celle qui est détectée par les capteurs de l’appareil photo, ou qui réagit à la chimie de sa pellicule. Et, encore plus précisément, la partie de lumière enregistrée est d’abord « projetée » sur la surface plane des capteurs.
On peut alors avancer sans crainte que le sujet ne se limite pas à ce que le spectateur d’une photo en verra !
La photographie de la plante illustrant cet article ne nous montre pas cette plante, ni même une partie de cette plante, mais seulement une propriété visuelle – parmi une infinité d’autres propriétés, – un indice de ce qu’elle peut être dans le monde réel (ça y est, le mot « réel » est lâché !).
En photographie, un indice est visuel et peut se présenter de plusieurs façons : forme, texture, structure, taille (relative à la surface de la photo), rapport de clartés (contraste), etc.
Une particularité commune à toutes les photos est de contenir plusieurs indices – qui s’entremêlent plus ou moins habilement. Cet ensemble d’indices constitue une « empreinte ».
Ainsi, « une photo porte l’empreinte d’un sujet du monde réel ».
Le sujet, en photographie
Le « sujet » est un concept-clé qui permet le passage de « prendre une photo » à « faire une photo ».
Dans le monde de la photographie, il y a des « objets » (dont on ne parle jamais), et des « sujets » (dont on parle tout le temps). Il faut comprendre ici que, « objet » indique « quelque chose qui existe ».
La nature d’un objet peut différer : cela peut être une chose concrète, qu’on peut physiquement toucher (un arbre, une tasse, une chaise), mais aussi une chose moins matérielle comme une émotion (joie, douleur), ou une ambiance (sérénité, agitation).
Cette photo montre un papillon, mais le papillon n’est pas forcément le sujet de cette photo : l’évocation du printemps, la nature bienveillante ou l’exubérance lumineuse par exemple, peuvent en être le vrai sujet.
Allons plus loin et considérons que les concepts d’objet et de sujet ne sont pas opposés :
Un « objet » est « ce qui est par-devant soi » et un « sujet », « ce qui est par-devant soi, et soumis à l’attention. »
Partant de là, nous pouvons donc avancer l’idée qu’un sujet est un objet qui a acquis la lumière de l’attention – celle du photographe en l’occurrence.
Cette particularité – être le centre d’attention – provoquant à elle seule la distinction entre objet et sujet, constitue l’essence de tout sujet, dans le domaine de la photographie.
Pourtant, comme on peut le comprendre, un sujet, en photographie, n’a pas forcément de réalité visuelle en-soi – c’est à dire, ne transmet pas directement de lumière vers l’appareil photo. C’est le cas des émotions, des ambiances par exemple.
De tels sujets sont-ils donc impossibles à capter pour un photographe ?
Non, bien-sûr : car, si le photographe a « vu » ces sujets, c’est que, d’une certaine manière, ils sont visibles.
En fait, pour être perceptible, un sujet non physique utilise toujours des objets physiques comme médiateurs visuels.
Le photographe va soigneusement choisir les objets physiques porteurs de ces sujets, et en capter la lumière afin de « présenter » ces sujets au spectateur.
Tout part donc du photographe : s’il voit un « objet », il peut y « prêter attention », c’est à dire le rendre visible à sa conscience et le choisir comme sujet. Une chose est donc capitale pour un photographe : voir des objets permet de les choisir, et choisir des objets les transforme en sujets.
En photographie, le sujet apparaît littéralement comme conséquence de l’attention du photographe.
Il constitue aussi, par sa nature observable, la preuve visuelle d’une fraction du monde réel, un témoin codifié de l’invisible.
Le vaste sujet de la photographie
La photographie : un art, une technique, une relation sociale, un témoignage, une recherche du beau ou de l’esthétique, tout ça à la fois ? Peut-être, et plus encore.
La photographie touche par ailleurs tous les aspects de l’être humain : psychologique, existentiel, relationnel, spirituel.
Parler de la photographie serait donc infiniment long, si l’on devait décrire son domaine avec exhaustivité : son sujet est bien trop vaste.
Voyons seulement les aspects de la photographie directement en rapport avec le titre de cet article (« l’empreinte du réel »), et posons cette affirmation :
La photographie consiste, pour le photographe, en un processus de captation de son sujet – choisir un « objet » du monde réel et en enregistrer les indices, – puis de présentation de sa synthèse au spectateur (la photo) – en espérant « transmettre la réalité » de son sujet. Tiens, voici le mot « réalité » qui arrive.
On pourrait reformuler que le photographe présente – via les indices inclus dans sa photo – non pas son sujet, mais sa propre vision du sujet – son « sentiment » personnel vis-à vis du sujet.
L’expérience immédiate que fait le photographe, quand il choisit un sujet et en enregistre l’empreinte, définit sa réalité ; la photo qu’il produit apporte au spectateur la preuve de l’existence de cette expérience.
On peut en conclure ici que « La photographie est un témoignage codifié de la réalité du photographe. »
La réalité comme construction
On voit ici que la réalité, loin d’être vraie dans l’absolu (réelle), n’est qu’un point de vue limité, passager, personnel, propre à être remis en question.
On conviendra alors que « la réalité est l’univers entier réduit aux seuls objets auxquels on prête attention. »
Cette réduction résulte des choix du photographe qui, parce qu’il « promeut certains objets » dans sa conscience, renonce en même temps (par la nature-même de ce qu’est un choix) à rendre compte de l’existence de tous les autres objets : ceux-ci sont réduits à néant pendant le temps nécessaire à la prise de vue.
C’est ainsi que la réalité, la « vérité », se construit.
Sans trop développer ce point, nous pouvons dire que le spectateur, lui aussi, construit sa propre réalité : cette construction se produit lors des premiers instants de réception de la photo, et consiste à « imaginer » la totalité du sujet uniquement à partir des indices qui s’y trouvent.
Imaginer est le bon mot, car le spectateur ne peut faire lui-même l’expérience « immédiate » du sujet, seulement l’expérience « médiate », résultant de la (re)construction intérieure d’une image du sujet.
Ce processus mobilise bien plus intensément les facultés émotionnelles (la résonance) que les facultés mentales (le raisonnement).
Le travail du photographe est donc de produire, à partir du monde réel, des indices capables de transmettre sa réalité, c’est à dire, capables de faire entrer le spectateur en résonance avec sa propre expérience du sujet.
Une photo a donc pour but de faire résonner, et non raisonner.
Sa position de médiateur dans la relation photographe-spectateur, sa capacité de provoquer des résonances, assure la diffusion, le partage, d’une réalité.
La convergence de deux réalités personnelles (celle du photographe et celle du spectateur) les transforme alors en une vision commune : la nouvelle réalité devient alors le résultat de « la construction collective d’une vérité commune. »
La réalité du photographe (sa vérité personnelle), servie par le narratif puissant d’une photo particulièrement réussie, peut devenir vérité publique – construction commune à tous les spectateurs – indépendamment de l’abîme immense qui demeure entre l’empreinte produite et l’objet réel qui l’a permise.
Le réel et les réalités
Nous l’avons vu, les réalités sont des constructions collectives – à spectre plus ou moins large (ce point sera développé dans un prochain article) – d’une vérité commune.
Il est ici important de préciser que, ce qu’on entend par « vérité » est en fait « le lieu d’un consensus » (au sens étymologique du terme). La vérité est « la résonance commune qui fait foi pour tous les spectateurs, qui est acceptée adhoc comme notice ultime d’autorité. »
Il semble alors évident que, dépendant d’un collectif photographe-spectateurs, cette vérité commune fluctue sans cesse – construisant incidemment de multiples réalités qui apparaissent, se chevauchent puis disparaissent perpétuellement.
Notons que les mots « apparaitre » et « disparaitre » ont une racine commune, qui est « paraitre » – un terme relatif à ce qui est visible, qui transmet de la lumière à qui veut bien la recevoir.
La réalité est alors assimilable à une « photo de la vérité » – un ensemble d’indices qui permet à ceux qui le voient de reconstruire en eux une image (philosophique) de ce qu’est cette vérité dans le monde réel, que nous appellerons « le vrai ».
Le monde réel, le vrai, parce qu’ils dépassent l’expérience personnelle et collective, peuvent alors se confondre dans ce qu’on appellera « le réel ».
« Le réel » est aussi indépendant de sa réalité que l’objet est indépendant de sa photo. On peut même dire que le réel est un transcendant de ses réalités, au même titre qu’un arbre transcende la réalité de la photo d’un arbre.
On peut alors dire, à l’inverse, que la réalité est au réel ce qu’une photo d’un objet est à l’objet lui-même : une simple empreinte.
L’intrusion du réel
Le photographe construit sa réalité chaque fois qu’il pose son regard sur un objet du réel. Sa perception du réel, dépendante des limites de son attention, est imparfaite.
Un appareil photo, par-contre, n’a pas d’attention propre et par conséquent ne fait pas de choix : tous les objets du réel dont il reçoit la lumière s’inscriront dans ses capteurs, seront présents sur la photo – même si le photographe ne les avait pas remarqués.
La faculté d’un boitier à moduler la durée d’enregistrement – à travers le paramètre de la « vitesse » – la capacité des objectifs à modifier le champ de vision – par le choix de la « focale » – et à fabriquer du « flou » – par le paramètre d’« ouverture » -, montrent au photographe des aspects totalement originaux de ces objets, transforment subtilement les indices de ses sujets, mais surtout le gardent en liaison permanente – avec plus ou moins de confort – avec l’irréductible richesse du réel.
Car le réel, comme on l’a évoqué précédemment, étant partout et tout le temps, à la source de tout (du sujet et de tous les autres objets qui ne sont pas le sujet ou n’y participent pas), ne peut pas, par son essence-même, se plier aux seules volontés du photographe.
Plus encore, non content de son indépendance absolue vis-à-vis de la réalité, le réel participe, bon gré mal gré, à toute fabrication d’empreinte par le photographe.
Cette participation se faisant systématiquement – et étant toujours plus gênante que le photographe veut bien l’avouer, – on peut véritablement parler d’« intrusion du réel ».
La gêne que cause cette intrusion du réel est d’autant plus grande que la réalité du photographe est limitée – il a manqué de perception, ou s’est trop « concentré » sur un seul des multiples indices de son sujet.
Quelques exemples en sont : une personne qui passe devant l’objectif au moment où la photo est prise ; un indice qui, soudainement, disparaît soudainement, change de place, manque d’apparaître « comme prévu » (c’est souvent dû à un mauvais timing) ; un élément en arrière-plan (le fameux poteau électrique qui « sort de la tête » d’un sujet de portrait) etc.
Parfois, l’intrusion est heureuse, bien qu’elle change dramatiquement le sujet d’une photo : un sujet romantique qui devient franchement « drôle », un paysage tranquille qui devient tout à coup « magique » – le rayon de soleil qui transperce les nuages au moment précis où le déclencheur est appuyé, etc.
Le rôle du photographe sera alors de produire des indices, à partir du réel bien-sûr, mais en tenant compte des aléas que celui-ci amène. Il doit composer avec le réel (ce qu’il est censé faire dès le début), s’y soumettre, soit en patientant avant une prise de vue (ou en se dépêchant), soit en « intégrant » l’inconnu de ce réel – c’est à dire en en neutralisant les objets potentiels qui pourraient pervertir la construction de son empreinte – soit par toute autre méthode ou astuce qu’il pourrait imaginer (car, même l’imagination est un objet du réel).
Il peut aussi accepter le réel pour ce qu’il est : « le champ infini de l’expérience photographique », et écrire sa propre réalité sans se soucier de la résonance qu’elle devrait soulever chez le spectateur.
Sa production, son oeuvre, consiste alors à tester des expériences et en produire des indices efficaces avant-tout pour lui-même ; le photographe lui-même est le premier de tous les spectateurs.
L’empreinte du réel
Le réel est omniprésent.
La profusion des photos que nous parcourons sont autant d’empreintes qui nous permettent, à travers nos émotions et notre imagination, de construire collectivement nos vérités, par lesquelles nous orientons le vécu de nos réalités.
Ces photos, en témoignant de ce qui est ne serait-ce que l’espace d’un instant, ne cessent de nous indiquer le vrai, l’absolu, de soulever en nous un certain désir de transcendance.
« Une photo est l’empreinte du réel, une trace de pas laissée sur le sable devant l’océan infini et éternellement changeant de la vie. »
Libre à nous tous, photographes et spectateurs, de suivre ces traces à la recherche de l’autre, ou de créer les nôtres.